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L’internement en Belgique : du (para-)pénal à la santé mentale

Posted on Friday, 13 January

Par Sophie De Spiegeleir, doctorante en sociologie-anthropologie à l’Université Saint-Louis Bruxelles (Belgique)

À l’hôpital psychiatrique Les Tournesols [1], l’équipe de l’unité médico-légale se réunit une fois par semaine afin d’évaluer la petite trentaine de personnes qui y sont internées en libération à l’essai. Adhèrent-elles au traitement ? Participent-elles aux activités ? Préparent-elles leur projet de sortie ? Voilà à peu près sur quoi portent ces moments d’évaluation collective. Aujourd’hui, on parle, entre autres, de la situation de Monsieur C., un patient d’une vingtaine d’années qui aurait du mal à « accepter son addiction » et n’aurait « aucune conscience morbide tout comme aucune demande de soin » et, surtout, « aucune envie d’être ici » ; et de celle de Monsieur L., un autre patient d’une quarantaine d’années cette fois qui, s’il reste « stable », semble « ralentir au niveau psychomoteur ». L’équipe discute également du « traitement chargé » dont bénéficierait le patient et de son « projet de pouvoir relancer une candidature en Maison de Soins Psychiatriques ». (Journal de terrain, extraits compilés)

Mais qui sont réellement ces « personnes internées » ? En quoi consiste cette mesure d’internement dont elles font l’objet ? Et qui sont les professionnel-le-s et les lieux qui les prennent en charge ? Ce court billet tente d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions [2].

L’internement « pénal » en Belgique : entre soin et sécurité

Historiquement, en Belgique, les personnes malades mentales qui avaient commis un crime, les « aliéné-e-s délinquant-e-s », tombaient sous le régime de la « défense sociale ». Le sort de ces personnes était régi par la loi de défense sociale du 9 avril 1930 à l’égard des anormaux et des délinquants d’habitude. Comme son nom l’indique, ce régime médico-judiciaire de privation de liberté à durée indéterminée visait à défendre la société contre des individus dangereux et à prodiguer les soins nécessaires à ces mêmes individus dans le but de favoriser leur réinsertion sociale. Malgré de brèves et partielles réformes, ce système a perduré pendant près d’un siècle. Il faut attendre l’année 2007 pour qu’une Loi relative à l’internement des personnes atteintes d’un trouble mental soit promulguée. Cette loi a introduit des changements considérables : par exemple, la notion de « trouble mental » fait son apparition pour la première fois afin de répondre aux évolutions de la psychiatrie contemporaine. La loi de 2007 entraine également une judiciarisation de la mesure d’internement : c’est désormais le Tribunal de l’application des peines (TAP) qui devient l’organe de contrôle de la mesure, remplaçant la précédente Commission de Défense Sociale (CDS). Fort critiquée en raison de son caractère jugé « trop pénal » et parce qu’elle ne se concentre pas suffisamment sur le soin, cette loi n’entrera jamais en vigueur. Quelques années plus tard, c’est la « nouvelle » Loi du 5 mai 2014 relative à l’internement des personnes, entrée en vigueur au 1er octobre 2016, qui marque, en théorie, le début d’un nouveau régime légal de la prise en charge des personnes ayant commis une infraction et atteintes d’un trouble mental, encourageant une progressive désinstitutionnalisation de la prise en charge. Dans l’élan de la réforme de 2014 sont mises sur pied au sein des TAP des Chambres de Protection Sociale (CPS). Le ou la magistrat-e qui préside la CPS est aujourd’hui assisté-e de deux assesseur-e-s : l’un-e en réinsertion sociale, l’autre en psychologie clinique. Contrairement à la composition des anciennes CDS, le ou la psychiatre ne fait plus partie de l’organe de contrôle de la mesure.

En pratique, pour se voir ordonner une mesure d’internement, définie comme une « mesure de sûreté » (art. 2), quatre conditions cumulatives doivent être réunies (art. 9) :

  1. La personne doit avoir commis un crime ou un délit assez grave, c’est-à-dire portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers ;
  2. Au moment de la décision judiciaire et de l’expertise psychiatrique, la personne est atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes ;
  3. La personne présente un risque de récidive, en raison d’un potentiel de dangerosité, éventuellement combiné à des facteurs de risque ; enfin,
  4. Une expertise psychiatrique médico-légale doit précéder la décision d’internement.

Si ces conditions sont remplies, le juge peut déclarer que la personne est pénalement irresponsable de ses actes et ordonner une mesure d’internement à durée indéterminée. Les personnes échappent donc au système pénal classique en ceci qu’elles ne sont pas « punies », ni ne font l’objet d’une peine, mais empruntent une filière « sécuritaire » d’internement. À l’instar de la philosophie de défense sociale dont elle est l’héritière, cette mesure « hybride » vise un double objectif : protéger la société d’individus dangereux et tenter de les « soigner » en vue de les réinsérer.

Les lieux d’internement : de l’institution à l’ambulatoire

Si auparavant la prise en charge des « aliéné-e-s délinquant-e-s » rimait avec un enfermement « total » au sein de structures carcérales et/ou asilaires dont on ne sortait quasiment jamais, le nouveau régime légal en vigueur (la loi de 2014) prévoit que la personne internée poursuive un « trajet de soins » (TSI) (art. 2). Ceci invite à penser l’internement comme un parcours à plusieurs étapes, dont le passage de l’une à l’autre permettrait progressivement un retour vers la société. On peut formellement catégoriser le trajet de soins en trois stades successifs, même si, en pratique, le parcours d’internement n’est pas toujours aussi linéaire (voir schéma ci-dessous).

D’abord, l’internement est plutôt « carcéral ». La personne est placée, en ce compris enfermée,dans une structure fermée, présentant un haut niveau de sécurité, par exemple au sein d’Établissements de Défense Sociale (EDS) ou de Centres de Psychiatrie Légale (CPL), sorte d’asiles-prisons. En raison du manque de place dans ces institutions, les annexes psychiatriques de prison font office de placement « provisoire » (art. 11), malgré de nombreuses condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme (dont un arrêt pilote en 2016) en raison des conditions de vie de ces lieux, jugés inadaptés au soin.

Ensuite, la personne internée peut se voir octroyer par la CPS du TAP une libération à l’essai pour une durée minimale de trois ans, renouvelable tous les deux ans. La personne peut alors être admise au sein d’autres institutions au régime résidentiel plus souple, semi-ouvert et prévu pour des personnes présentant un « risque moyen » de récidive ; par exemple au sein de l’unité psychiatrique médico-légale (UPML) d’un établissement psychiatrique, où résident respectivement Monsieur C. et Monsieur L., tels que brièvement présentés au début de cette contribution. À l’interface entre le champ pénal et celui de la santé mentale, le passage par ce genre d’unités s’apparente à un stade intermédiaire qui se positionne de façon contrastée : après la prison et avant la réinsertion.

Enfin, la libération à l’essai peut se poursuivre selon un mode de prise en charge plus « ambulatoire ». D’autres structures, plus ancrées dans la communauté et qui fonctionnent avec un moindre encadrement psychomédicosocial, entrent en jeu. Par exemple, une maison de soins psychiatriques, une habitation protégée, un appartement supervisé ou encore à domicile.

L’idée d’un internement plus « dynamique » fait écho à la dernière réforme fédérale des soins de santé mentale qu’a connu la Belgique à partir des années 2010. Cette réforme, communément appelée « psy 107 », promeut la création de réseaux et circuits de soins et encourage une prise en charge pluridisciplinaire hors les murs. Elle tente également de donner une place centrale à la personne concernée ainsi qu’à sa famille. Du régime pénal spécifique pour les personnes internées (loi de 2014) et de la réforme générale des soins de santé mentale (« psy 107 ») sont nées des équipes mobiles spécifiques appelées « équipes mobiles Trajet de Soins Internés », prenant exclusivement en charge des personnes sous mesure d’internement. Ces équipes assurent un suivi ambulatoire auprès des personnes internées qui en font la demande, que celles-ci se trouvent en prison, dans un EDS, libérées à l’essai à l’UPML ou à la maison. Leur création traduit une volonté de dé-stigmatiser la personne internée en associant celle-ci au régime régulier des soins de santé mentale. Le TSI idéal-typique, tel que présenté plus haut, en donne une bonne illustration.

Dans le cadre de la libération à l’essai et dans la perspective d’une libération définitive, il est attendu de la personne internée qu’elle fasse preuve de suffisamment d’autonomie et d’indépendance sans toutefois dépasser le cadre judiciaire qui pèse au-dessus d’elle, telle une épée de Damoclès. Du côté des équipes professionnelles, il est impératif de garantir l’autonomie et les droits de la personne concernée : « protéger » ne suffit plus. Mais dans le cas particulier de l’internement, la tension classique de l’intervention psychomédicosociale (protection sociale versus libertés individuelles) s’inscrit dans un contexte sécuritaire où il faut à tout prix éviter un nouveau passage à l’acte. Comment faire ?

À suivre…


[1] Nom d’emprunt

[2] Ce billet est issu d’une thèse de doctorat en sociologie-anthropologie qui porte sur l’internement « pénal » en Belgique et, en particulier, sur la façon dont les professionnel-le-s de la santé mentale prennent en charge et évaluent une personne internée au moment de sa libération à l’essai.

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