1. Home
  2. Blog
  3. L’internement psychiatrique pénal au Québec : entre gestion des risques et contrôle « thérapeutique »

L’internement psychiatrique pénal au Québec : entre gestion des risques et contrôle « thérapeutique »

Posted on Friday, 13 January

Par Emmanuelle Bernheim, professeure à la Section de droit civil de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en santé mentale et accès à la justice

L’audience commence avec la psychiatre qui lit son rapport. Monsieur a 27 ans, vit avec sa famille et est sur le bien-être social. Il s’entend bien avec sa famille mais veut partir en appartement supervisé. Il y a 4 ans, il a attaqué son frère avec un couteau et a commis un vol à l’étalage, deux infractions pour lesquelles il a été trouvé non criminellement responsable pour cause de troubles mentaux. Son premier contact avec la psychiatrie remonte à 8 ans, alors qu’il consommait des drogues et faisait des psychoses. Il prend actuellement de la clozapine et va bien.

Concernant le risque pour le public, la consommation de drogue est un facteur de risque mais il ne consomme plus. La famille est présente et soutenante. « Dans les conditions actuelles, le risque est bas », dit la psychiatre. S’il déménage en appartement, sa famille sera proche mais nécessairement moins présente, il n’y aura pas la même « surveillance ». « On croit qu’il est capable », mais il lui faut « un cadre ». Elle recommande une libération avec conditions : « Avec le soutien de la Commission d’examen, il est prêt pour un nouveau défi. » — Extrait remanié des notes de terrain, audience de la Commission québécoise d’examen.

L’internement, une mesure administrative exceptionnelle

En matière de troubles mentaux, le pouvoir que le Parlement détient sur les personnes déclarées inaptes à subir leur procès (ISP) ou non responsables criminellement pour cause de troubles mentaux (NRCTM) n’est pas de nature pénale, mais administrative. Pour les premiers, les procédures restent pendantes jusqu’à ce qu’ils ou elles redeviennent aptes ou soient déclaré·es inaptes de manière permanente ; pour les seconds, leur incapacité de discerner le bien du mal en raison de son état mental au moment de la commission de l’acte les dégage de leur responsabilité criminelle. En l’absence de verdict de culpabilité, en effet, le droit pénal ne peut constituer le cadre d’intervention.

C’est donc un tribunal administratif, la Commission d’examen, créé en vertu du droit criminel dans chacune des provinces, qui a le mandat d’assurer le suivi et de statuer sur la situation des personnes déclarées ISP ou NRCTM. Le banc de juges est composé de trois professionnel·les : un·e juriste, un·e psychiatre et un·e travailleuse sociale ou psychologue. La situation des personnes placées sous le contrôle d’une Commission d’examen doit être réévaluée tous les douze mois.

Les personnes déclarées ISP peuvent être détenu·es ou libéré·es sous conditions, alors que les personnes déclarées NRCTM peuvent être détenu·es, libéré·es sous conditions ou libérées inconditionnellement. Cette détention prend la forme d’un internement psychiatrique, dans la mesure où il se déroule dans une unité de psychiatrie légale ou de psychiatrie conventionnelle, dans un établissement de santé général ou spécialisé en psychiatrie.  

La décision d’interner ou de libérer avec ou sans conditions les personnes ISP et NRCTM dépend du risque qu’elles représentent pour la sécurité du public — qui doit être important et est le facteur prépondérant — de même que leur état mental, leur réinsertion sociale et leurs autres besoins. Les décisions des Commissions d’examen peuvent faire l’objet d’un appel devant les cours provinciales d’appel, puis devant la Cour suprême du Canada (CSC). Depuis 1992, date de l’entrée en vigueur de la Partie XX.1 — Troubles mentaux du Code criminel, douze décisions ont été rendues par le plus haut tribunal du pays.

De quel risque parle-t-on ? Ambiguïté à la Cour suprême du Canada

L’article 672.5401 du Code criminel définit le risque important pour la sécurité du public comme le risque que courent les membres du public, notamment les victimes et les témoins de l’infraction et les personnes âgées de moins de dix-huit ans, de subir un préjudice sérieux — physique ou psychologique — par suite d’un comportement de nature criminelle, mais non nécessairement violent.

Pour la CSC, le risque ne peut être présumé, ne doit pas être “hypothétique » et le préjudice appréhendé doit être « véritable » et « grave“. L’absence d’un tel risque, ou encore la présence d’un tel risque mitigé par des facteurs de protection, doit entrainer une libération inconditionnelle sous peine d’inconstitutionnalité. Si ces principes sont clairs, l’évaluation de ce que constitue un risque l’est beaucoup moins.

Dans la suite d’un mouvement jurisprudentiel amorcé dans les années 1960 aux États-Unis selon lequel punir une personne souffrant de troubles mentaux pour un crime constitue un traitement cruel et inhumain, la CSC oppose explicitement punition et traitement. Pour la Cour, « fournir [aux personnes déclarées NRCTM] la possibilité de recevoir un traitement, et non le[s] punir, constitue l’intervention juste qui s’impose » [1]. Elle établit ainsi une forme de responsabilité sociale d’offrir des traitements appropriés, mais également un lien implicite entre risque et traitement. Des soins sont ainsi nécessaires autant pour « stabiliser l’état mental » des personnes déclarées NRCTM que pour « diminuer le risque qu’[elles] représente[nt] pour la sécurité du public en raison de [leur] état ». Selon les interprétations de la CSC, l’objectif de la partie XX.1 du Code criminel est « double » : « la sécurité du public et le traitement de l’intéressé ».

Or le mandat des Commissions d’examen concerne strictement la sécurité. Elles n’ont aucune compétence en matière de traitement et ne peuvent inclure une condition concernant les traitements qu’avec le consentement des personnes visées. Les personnes sous contrôle d’une Commission d’examen peuvent donc consentir à leurs soins comme toutes usagères du système de santé.

Le risque à la Commission québécoise d’examen

Les recherches démontrent que le risque considéré par la Commission québécoise d’examen est bien souvent hypothétique, fondé sur d’éventuels changements dans la vie des personnes sous son contrôle comme un déménagement, un nouveau travail ou un nouveau programme d’étude. Les débats judiciaires portent régulièrement sur le style de vie des personnes placées sous contrôle de la Commission, alors que les liens explicites avec le risque pour la sécurité du public ne sont le plus souvent pas établis, ni lors des audiences, ni dans les décisions. Les projets personnels, les relations amoureuses et intimes, les habitudes alimentaires, les passe-temps, etc. sont ainsi au cœur des échanges.

L’étude de la jurisprudence démontre que les faits de consommer drogues ou alcool, de vivre de l’assistance sociale, d’avoir été hospitalisé et de refuser les traitements sont corrélés avec des décisions de détention. Parmi ces éléments, le refus de traitement semble être le plus déterminant. Ce n’est pas surprenant lorsque l’on constate que les questions de la collaboration avec l’équipe traitante et de l’adhésion au traitement sont discutées dans toutes les audiences de la Commission québécoise d’examen. La Commission ne se préoccupe ainsi pas seulement de la prise de médication, mais du fait que les personnes sous son contrôle acceptent qu’elles doivent la prendre sur le long terme, y compris sans contrôle judiciaire. Le fait de discuter de la posologie, de la modalité de prise (en injection ou par voie orale) ou de la sorte de médicament, de même que des ordonnances judiciaires de traitement terminées, en cours ou à venir, constituent autant d’occasions pour la Commission de maintenir les personnes sous son contrôle pour leur offrir ce qu’on désigne souvent dans le milieu de la psychiatrie légale comme « un cadre ». Soulignons à cet égard qu’à offense égale, les personnes déclarées NRCTM restent sous le contrôle de la Commission trois fois plus longtemps que les personnes condamnées, soit 7 ans en moyenne. Les personnes placées sous le contrôle de la Commission québécoise d’examen subissent donc une double discrimination : non seulement elles sont maintenues sous contrôle judiciaire plus longtemps que les autres, mais ce contrôle accru est justifié par les troubles mentaux dont elles sont atteintes.

L’illusoire droit de consentir à ses soins

Se situant bien souvent en dehors de son mandat strict de protection du public, et bien souvent en dehors de tout risque important démontré pour la sécurité du public, la Commission québécoise d’examen s’improvise pourvoyeuse de soins et services. Non seulement l’adhésion au traitement fait l’objet de longs débats, mais la prise de médication fait régulièrement l’objet de recommandations, voire d’ordonnances, de la part des juges. Or, d’après des avocat·es de la défense rencontré·es en entrevues, les personnes visées se sentent contraintes de prendre une médication qu’elles ne veulent pas. Elles ne connaissent pas nécessairement les limites des compétences des tribunaux, pensent souvent qu’elles doivent se soumettre à ces injonctions. Ainsi, même si la Commission n’a pas le pouvoir d’imposer des traitements, ses audiences et ses décisions produisent cette contrainte.

Il est remarquable de constater que la question du consentement aux soins, encore moins celle du droit de consentir à ses soins, ne pas fait l’objet de débats devant la Commission québécoise d’examen. Elle ne fait pas l’objet de développement non plus dans la jurisprudence de la CSC concernant les personnes sous contrôle d’une Commission d’examen. Il semble que le fait d’avoir un verdict d’ISP ou de NRCTM amenuise le caractère coercitif et profondément attentatoire aux droits fondamentaux et civils d’un traitement psychiatrique non-consenti.


[1] Peu de jurisprudence concerne les personnes déclarées inaptes à subir leur procès, qui sont également proportionnellement peu nombreuses devant les Commissions d’examen.

Subscribe to our newsletter